Les cerveaux des êtres humains sont relativement volumineux, et nous
vivons dans des sociétés hautement organisées. Alors que les
neurosciences étudient traditionnellement le cerveau de manière isolée,
la nouvelle discipline des neurosciences sociales s?emploie à démontrer
comment l?influence des facteurs sociaux sur les individus exerce un
effet crucial sur la structure et les fonctions du système nerveux.
Appliquant les principes de la biologie au comportement social, les
neurosciences sociales fournissent ainsi une interface fertile avec les
sciences sociales. Les travaux actuels sur le cerveau social qui se
focalisent sur l?évolution, la physiologie, la psychologie et les
aspects cliniques ont constitué les principaux thèmes abordés lors du 21ème
Colloque Médecine et Recherche en neuroscience de la Fondation IPSEN,
organisé le 22 avril dernier à Paris. Des scientifiques d?Europe et
d?Amérique du Nord y ont présenté leurs derniers travaux de recherches.
Ce colloque était organisé par Jean Decety (University of
Chicago) et Yves Christen (Fondation IPSEN, Paris).

La vie en société est largement répandue dans le monde animal, bien
qu?elle soit plus significativement développée chez les insectes et les
primates. Vivre au sein d?un groupe social impose des exigences
particulières en termes de stimulation sensorielle, d?entraide, de
concurrence et de régulation de l?agression, pour ne signaler que
quelques-uns des facteurs concernés. Par des mécanismes impliquant le
système nerveux, les hormones, le métabolisme et le système immunitaire,
ils contribuent à façonner le comportement des individus en rapport avec
les nécessités de la vie en groupe. Le cas du criquet pèlerin, Schistocerca
gregaria
, illustre très bien les effets du passage de la vie
solitaire à la vie grégaire au sein d?une espèce (Steve Rogers,
University of Cambridge, Cambridge, GB). Lorsque la densité de la
population croît et que la nourriture se fait plus rare les individus
passent de la vie solitaire à une vie en groupe, ce qui occasion des
modifications dans leur comportement, leur apparence, leur taille, leur
morphologie et la chimie de leur cerveau. Il est possible d?étudier
cette transition très précisément, et ce même au niveau d?un seul
neurone parfaitement identifié.

Il a été établi il y a une vingtaine d?années que le volume du néocortex
chez chaque espèce est en rapport avec la taille des groupes sociaux
qu?elle forme selon le ?nombre de Dunbar? (Robin Dunbar,
University of Oxford, Oxford). On met ainsi en évidence le fait que les
espèces solitaires sont dotées d?un cortex plus petit que celles vivant
en groupes élargis. Les processus cognitifs et le rôle des hormones
endorphines dans le maintien des relations sociales ont contribué à
produire des différences distinctives dans les cerveaux des primates
sociaux. Le soin apporté aux enfants représente un autre des facteurs
exerçant probablement un effet dans l?évolution du cerveau social, en
particulier par le moyen de l?implication dans cette activité d?autres
individus du groupe en plus des parents, un phénomène qui pourrait bien
avoir émergé chez nos ancêtres humains, dès le stade de l?Homo erectus,
il y a environ 1,8 million d?années (Sarah Blaffer Hrdy, University
of California, Davis
). Ce comportement coopératif pourrait avoir
suscité le développement de l?intelligence sociale de même que le
langage, la moralité et la conscience. Il est intéressant de constater
que les enfants âgés de moins d?un an présentent déjà la capacité de
faire des évaluations sociales ce qui fait songer au sens moral observé
chez les adultes, et ce alors que ces enfants sont dépourvus
d?expérience (Kiley Hamlin, University of British Columbia,
Vancouver). Cette aptitude dépend de leurs états mentaux et non pas de
faits d?observation de sorte que cette capacité à faire des évaluations
sociales ne repose pas sur une évaluation de la valeur absolue d?actes
individuels mais sur celles de comportements dans un contexte déterminé.
Tout ceci conduit à penser que le sens moral humain évolue à partir
d?une capacité universelle d?évaluation sociale.

La communication est une des bases essentielles de la coopération au
sein des groupes sociaux et constitue un excellent exemple de processus
neural impossible à étudier chez les êtres solitaires ? il est en effet
nécessaire qu?il y ait un émetteur ainsi qu?un receveur (Jakob
Bro-Jorgensen
, University of Liverpool, Liverpool). L?existence de
plusieurs canaux de signalisation permet au système nerveux d?être plus
efficace, bien que son coût soit élevé en termes de structure et
d?énergie, mais il faudrait en savoir davantage à propos des circuits
neuraux impliqués pour mieux comprendre comment une telle complexité a
évolué. La combinaison à la fois de l?expression faciale et du langage
corporel représente un très bon exemple de communication multicanal bien
que l?aspect corporel dans sa totalité n?ait été que peu étudié jusqu?à
maintenant. (Beatrice De Gelder, University of Tilburg,Tilburg,
Pays-Bas). Une des questions qui se posent consiste à se demander si
l?état émotionnel et l?information catégorico-spécifique sont tous deux
signalés par le visage et le corps de la même façon et jusqu?à quel
point ils sont déterminés par le contexte.

Au sein des groupes sociaux humains une conscience collective peut se
manifester sur le modèle de ce que l?on appelle l? ?esprit de la ruche?,
en comparaison avec le comportement de la vie collective et sociale
observée chez les abeilles et chez les fourmis (Jay van Bavel,
New York University, New York). Le fait d?être membre d?un groupe
influence la façon dont nous percevons et évaluons les autres ?ce qui
constitue une des bases du racisme et de la violence- et les mécanismes
cérébraux sous-jacents à ces processus sont actuellement mis en évidence
au moyen des techniques d?imagerie cérébrale. L?émergence des leaders
dans les groupes repose également sur des signaux, implicites ou
explicites (Mark van Vugt, VU University, Amsterdam). Les leaders
affichent prestige, charisme et dominance alors que les suiveurs
pratiquent le mimétisme, suivent le regard des dominants et se
conforment à leurs décisions de vote.

L?empathie, capacité à comprendre les sentiments des autres, est une
composante fondamentale de la vie sociale humaine. Il est cependant
nécessaire de faire preuve de prudence lorsqu?il s?agit d?attribuer un
comportement empathique aux autres espèces. Par exemple les fourmis des
sables sauvent les membres de leur colonie lorsque ceux-ci se trouvent
piégés. Ceci peut apparaître comme étant un comportement empathique (Elise
Nowbahari
, Université Paris 13 – LEEC EA 4443). Cependant, de plus
simples mécanismes peuvent être impliqués, tel que par exemple la
stimulation chimique libérée par l?individu piégé. Chez les humains
l?empathie semble consister en plusieurs procédés neurobiologiques,
chacun avec son histoire évolutionnaire particulière (Decety).
Ceci inclut l?association de mécanismes sous-corticaux et
neuro-hormonaux associés à la communication d?émotions, aux soins
parentaux et à l?attachement social.

Certains des circuits cérébraux actifs dans divers états sociaux, y
compris le lien mère-enfant, les motivations agressives et sexuelles, ou
encore la peur des prédateurs sont mis en évidence par des études
d?imagerie fonctionnelles cérébrales chez les rats (Craig Ferris,
Northeastern University, Boston). Les hormones contribuent également de
façon substantielle au fonctionnement du cerveau social. Ainsi,
l?ocytocine, parfois qualifiée d? ?hormone du bien-être?, est impliquée
dans l?empathie, la confiance, la compréhension que les autres individus
sont également pourvus d?un esprit, et la représentation des
conséquences des différentes actions (Ilanit Gordon, Yale Child
Study Center, New Haven). L?on associe généralement la testostérone avec
le comportement anti-social mais son influence sur l?empathie, la
moralité, la confiance et la compréhension des autres dépend de façon
critique du niveau d?exposition des individus aux hormones sexuelles
dans le ventre maternel (Jack van Honk, Universiteit Utrecht,
Utrecht, Pays-Bas). Les affirmations des médias selon lesquelles la
testostérone serait à l?origine de la cupidité qui a causé la récente
crise financière ont été testées dans le cadre d?une étude consistant en
un jeu de poker expérimental. Il est apparu que la testostérone ne
conduisait pas à un intérêt accru pour l?argent mais favorisait la
recherche de la dominance sociale, même quand celle-ci s?avérait
financièrement désavantageuse.

Les études sur les chimpanzés et les humains révèlent que les soins
coopératifs favorisent le développement des petits enfants qui, bien que
sans défenses, s?avèrent, dans une certaine mesure, capables de
contrôler et d?évaluer l?état de ceux qui les soignent, ce qui constitue
un prérequis pour leur survie et le développement de leurs aptitudes
sociales (Hrdy). C?est cet aspect de leur développement qui
semble se trouver compromis chez les sujets victimes des pathologies du
spectre de l?autisme. Les recherches menées sur les rats indiquent que
dans ce type de pathologie, le cerveau pourrait être capable de traiter
les stimuli menaçants mais pas les gratifiants (Ferris). Du fait
de son action sur les diverses compétences sociales, l?ocytocine
apparaît comme prometteuse pour l?élaboration de pistes thérapeutiques
de l?autisme (Gordon). Des autistes de haut niveau (capables
d?interaction sociale ou d?exprimer une bonne intelligence) ont reçu de
l?ocytocine par voie nasale Ils ont présenté une augmentation de
l?activité dans les régions cérébrales associées à ces compétences et
une meilleure capacité dans des tâches nécessitant le traitement
d?informations sociales complexes.

Bien qu?âgée d?une vingtaine d?années seulement, la neurobiologie
sociale démontre déjà son potentiel d?analyse et explique ces
comportements très élaborés qui caractérisent la vie humaine, ce qui
nous donne une meilleure idée de l?évolution de notre organisation
sociale, la possibilité de suivre le développement de l?enfant et celle
de mettre au point des thérapeutiques lorsque ce développement se trouve
compromis. Cette réunion a, en définitive, donné un bon aperçu de ce qui
pourrait se produire durant les vingt années à venir.

La Fondation Ipsen

Créée en 1983 sous l’égide de la Fondation de France, la Fondation Ipsen
a pour vocation de contribuer au développement et à la diffusion des
connaissances scientifiques. Inscrite dans la durée, l’action de la
Fondation Ipsen vise à favoriser les interactions entre chercheurs et
cliniciens, échanges indispensables en raison de l’extrême
spécialisation de ces professions. L’ambition de la Fondation Ipsen est
d’initier une réflexion sur les grands enjeux scientifiques des années à
venir. La Fondation a développé un important réseau international
d’experts scientifiques qu?elle réunit régulièrement dans le cadre de
Colloques Médecine et Recherche, consacrés à six grands thèmes: la
maladie d’Alzheimer, les neurosciences, la longévité, l’endocrinologie,
l’arbre vasculaire et le cancer. Par ailleurs, la Fondation Ipsen a
initié, à partir de 2007, plusieurs séries de réunions en partenariat
avec le Salk Institute, le Karolinska Institutet, le Massachusetts
General Hospital, les Days of Molecular Medicine Global Foundation,
ainsi qu?avec les revues Nature, Cell et Science. La Fondation Ipsen a
publié plus d?une centaine d?ouvrages et a attribué plus de 250 prix et
bourses.

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Le 21ème Colloque Médecine et Recherche de la Fondation Ipsen de la série Neurosciences : «Nouvelles frontières en neurosciences sociales»

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